Quand vous poussez la porte des Vapeurs, vous comprenez immédiatement que vous n’entrez pas dans un restaurant ordinaire. Le brouhaha joyeux, l’odeur iodée qui vous saisit, les serveurs qui slaloment entre les tables avec une aisance née de milliers de services, tout ici raconte une histoire. Certains lieux vieillissent mal, se démodent, perdent leur âme au fil des rénovations. D’autres, comme cette brasserie plantée face à la Touques depuis près d’un siècle, s’enrichissent avec le temps, accumulant les souvenirs comme d’autres collectionnent les médailles. Qu’est-ce qui fait qu’un restaurant traverse les décennies, les modes, les crises, sans jamais perdre cette chose indéfinissable qui fait qu’on y revient ? La réponse se trouve peut-être entre ces murs où le passé dialogue avec le présent sans jamais se contredire.
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ToggleQuand un café de port devient légende normande
En 1927, face à la Touques, s’ouvre un modeste café dans un immeuble typique de Trouville. L’emplacement n’est pas choisi au hasard : c’est ici qu’accostent les bateaux à vapeur venus du Havre, avant que le pont de Tancarville ne vienne révolutionner les liaisons normandes. Ces panaches de vapeur qui s’échappent des cheminées des navires donnent naturellement leur nom à l’établissement. Les mondains, les élégantes en villégiature débarquent juste devant ce bistrot qui devient rapidement le rendez-vous des locaux et des villégiateurs.
Dès les années 30, le café prend une autre dimension. Les acteurs, les comédiens, toutes ces âmes d’esthètes qui font l’âge d’or du cinéma français et international y trouvent leur compte. L’établissement s’impose progressivement comme une institution trouvillaise, un lieu où l’on vient autant pour voir que pour être vu, mais toujours dans une ambiance de convivialité authentique.
La vraie transformation arrive en 1992. Le succès des Vapeurs est tel que la brasserie s’agrandit en ouvrant juste à côté une sœur jumelle baptisée Les Voiles. Aujourd’hui, les deux restaurants n’en forment qu’un, proposant une carte et un cadre identiques, avec une capacité de 250 couverts. Cette extension témoigne du chemin parcouru : du petit café de port au symbole gastronomique de Trouville, l’évolution s’est faite naturellement, sans trahir l’esprit originel du lieu.
Un décor rétro qui refuse de mentir
Dès que vous franchissez le seuil, l’atmosphère des années 50 vous enveloppe. Ce n’est pas une reconstitution, pas un décor de cinéma monté pour touristes en quête d’authenticité factice. C’est une patine véritable, celle que seul le temps sait créer. Les banquettes en moleskine rouge-bordeaux, les miroirs, les affiches de Raymond Savignac qui tapissent les murs : tout respire cette époque où l’élégance rimait avec insouciance.
Sur les murs, les dédicaces racontent à leur manière l’histoire du lieu. Johnny Hallyday y a griffonné : « C’est toujours aussi fou, merci ». Cette phrase résume assez bien l’esprit des Vapeurs, cette brasserie qui cultive une forme de folie joyeuse, un esprit bon enfant où le bon goût s’allie à l’espièglerie. L’affichiste parisien Savignac, qui trouva à Trouville une ville en parfait écho avec son esprit allègre, a signé la radieuse affiche de la brasserie, donnant au lieu son identité visuelle reconnaissable entre toutes.
L’emplacement privilégié face à la halle aux poissons, en plein soleil, participe pleinement au charme. Cette proximité avec le marché n’est pas qu’un détail pittoresque : elle garantit la fraîcheur des produits et inscrit la brasserie dans le quotidien du port. Cette ambiance de brasserie parisienne transplantée en bord de mer crée un décalage fascinant, comme si le temps s’était arrêté quelque part entre Montparnasse et la Manche.
Ce qu’on vient vraiment manger aux Vapeurs
Parlons franchement : on ne vient pas aux Vapeurs pour de la gastronomie moléculaire ou des assiettes instagrammables. On vient pour une cuisine sans chichi mais avec du lyrisme, comme l’ont écrit certains. La philosophie tient en quelques mots : produits frais du marché aux poissons d’en face, recettes traditionnelles, générosité normande. Les crevettes chaudes, la petite friture trouvillaise, les moules marinières ou à la crème, tout cela compose une carte qui n’a pas changé depuis des décennies, et c’est tant mieux.
Les plateaux de fruits de mer sont gargantuesque, solaires, débordant de ces trésors que la Manche offre généreusement : huîtres creuses de la baie de Saint-Vaast-la-Hougue, bulots de Granville, crevettes roses. Le merlan, la sole meunière, la fricassée de bulots complètent une carte résolument tournée vers la mer. On arrose volontiers le tout d’un Calvados typique de la région, avant de conclure par une tarte normande, un sorbet au Calvados ou des profiteroles. Cette simplicité assumée fait toute la force du lieu.
Parmi les classiques qui reviennent dans toutes les conversations, voici les spécialités que vous ne pouvez pas manquer :
- La petite friture trouvillaise : croustillante à souhait, elle incarne la tradition locale
- Les moules marinières ou à la crème : généreuses, cuisinées dans les règles de l’art normand
- Les plateaux de fruits de mer : véritables monuments de fraîcheur avec huîtres, bulots, crevettes
- Les crevettes chaudes : une entrée qui fait l’unanimité depuis des décennies
- La tarte normande : le dessert emblématique, à la crème fraîche fermière
- Le sorbet au Calvados : pour finir sur une note fraîche et typiquement normande
Quand Hollywood croise la Normandie
Françoise Sagan, Michel Serrault, Gérard Depardieu, Robert De Niro, Tom Hanks, Steven Spielberg, Harrison Ford, Charlotte Gainsbourg : la liste des célébrités qui ont poussé la porte des Vapeurs ressemble à un générique de film. Cette concentration de stars n’a rien d’artificiel. Elle s’explique d’abord par la proximité du Festival du Cinéma Américain de Deauville, événement incontournable du calendrier cinématographique français.
Mais si ces figures du cinéma mondial reviennent aux Vapeurs, ce n’est pas pour poser devant les photographes. Ils viennent pour la même raison que tout le monde : cette cuisine fraîche, simple et succulente qui incarne l’art de vivre normand. Hervé Tranquille, le maître d’hôtel qui veille sur les lieux depuis 37 ans, et Jérôme Meslin, le propriétaire, ont côtoyé ces personnalités pendant des décennies. Ils racontent que le lieu ne joue jamais la carte du people, que cela arrive naturellement, presque par évidence.
Cette discrétion, ce refus de transformer la brasserie en musée des célébrités, contribue sans doute à son attractivité. Aux Vapeurs, une star hollywoodienne s’assoit à la même table qu’un couple de retraités parisiens ou qu’une famille normande venue fêter un anniversaire. Cette mixité sociale, cette absence de codes rigides, fait partie du charme indéfinissable du lieu.
L’expérience Vapeurs aujourd’hui : entre attentes et réalité
En 2025, Les Vapeurs fonctionne 7 jours sur 7 en service continu, avec une terrasse, un accès pour personnes à mobilité réduite, et même un voiturier le week-end. Les labels Normandie Qualité Tourisme et Restaurateurs de France attestent du sérieux de l’établissement. La fourchette de prix s’étend de 25 à 65 euros, ce qui reste raisonnable pour une institution de cette envergure, surtout compte tenu de l’emplacement et de la réputation.
Soyons honnêtes : certains avis récents pointent une baisse de qualité. Des bigorneaux vides, des moules plus petites qu’avant, un rapport qualité-prix qui se dégrade. Ces critiques méritent d’être entendues. Nous ne sommes pas là pour enjoliver la réalité. Pourtant, la plupart des clients s’accordent à dire que le personnel reste charmant, que l’ambiance demeure toujours aussi folle, que cette atmosphère hors du temps justifie à elle seule la visite.
Alors, vient-on aux Vapeurs pour une perfection culinaire digne d’un Michelin ? Ou pour l’atmosphère, l’histoire, ce truc indéfinissable qui fait qu’on se sent dans un film dès qu’on s’assoit ? La réponse appartient à chacun. Mais peut-être que la vraie question n’est pas là. Peut-être que Les Vapeurs ne cherche pas à vous impressionner techniquement, juste à vous faire comprendre pourquoi certains reviennent depuis trois générations, et c’est peut-être ça, finalement, le luxe qui compte vraiment.



